La question de savoir ce qu’il faut faire des œuvres d’auteurs moralement condamnables se pose dans le champ artistique, mais aussi du point de vue de l’histoire de la philosophie. Mon but ici n’est pas de régler la question et de justifier une réponse en particulier. L’objectif est de montrer que cette question renvoie à une multiplicité de situations possibles.
Face à cette diversité, on pourrait justifier d’adopter la même attitude pour toutes ces situations, ou de différencier son jugement. Ce n’est pas l’objet de ma réflexion ici. Je vais simplement exposer quelques questions préalables que l’on peut se poser quand on s’intéresse à ce sujet.
1️⃣ À propos des faits reprochés à l’auteur
– Quelle est la gravité des faits en question ?
Même s’il est difficile de faire des hiérarchies, on peut tout de même distinguer les auteurs qui ont commis des actes criminels et les auteurs qui ont tenu des propos ou soutenus des causes ou défendus des personnes problématiques
– Dans quelle mesure ces faits sont-ils révélateurs de l’auteur lui-même ?
Cette question se pose essentiellement dans le cas où les faits reprochés sont des propos et non des actes : ces propos sont-ils révélateurs des idées profondes de l’auteur ou de ce qu’il est ? Sont-ils seulement l’expression d’un contexte particulier ?
⚠️ Généralement, la question de la séparation de l'œuvre et de l'auteur se pose pour des faits graves et qui ne sont pas de simples erreurs accidentelles. L'objection selon laquelle “personne n'est parfait” n'a pas de sens ici. La démarche de questionnement des œuvres ne peut pas être réduite à une prétendue recherche de la sainteté morale.
2️⃣ À propos du rapport entre l’auteur et son œuvre
– L’auteur est-il directement présent dans l’œuvre ?
Dans certains cas l’auteur est directement présent dans l’œuvre (musicien en concert, vidéaste qui se filme), dans d’autres cas, on ne voit pas directement l’auteur dans l’œuvre elle-même.
On pourrait cependant estimer qu’il y a un degré plus ou moins important de présence directe de l’auteur dans l’œuvre selon qu’il s’agit par exemple d’une performance artistique inséparable de l’artiste (voix d’un musicien, rôle dans un spectacle), d’une production artistique extérieure à l’auteur (tableau, film, roman), ou d’un raisonnement d’un philosophe.
– Quel est le degré de manifestation indirecte dans l’œuvre de ce qu’il y a de problématique chez l’auteur ?
L’œuvre n’a-t-elle rien à voir dans son contenu ou sa forme avec les actes ou propos problématiques de l’auteur ou bien y a-t-il dans l’œuvre elle-même une connexion avec ces actes ou propos ?
Cette connexion est-elle profonde ou bien réduite à des caractéristiques non-centrales, peu importantes de l’œuvre ?
– Y a-t-il dans l’œuvre un aspect intéressant qui peut être séparé de ce qu’il y a de problématique chez l’auteur ?
Si cet aspect intéressant existe, ne peut-on pas trouver ailleurs ce sens intéressant ?
Cet aspect intéressant est-il important ? Que perdrait-on à ne pas l’envisager ?
Y a-t-il parmi les aspects intéressants et importants de l’œuvre la possibilité de trouver dans l’œuvre elle-même les ressources pour critiquer les défauts moraux de l’auteur ?
⚠️ On ne peut pas affirmer comme une évidence que l'œuvre peut toujours être séparée de l'auteur : l'auteur est parfois présent directement dans l'œuvre, et il y a parfois un lien étroit entre l'œuvre et les actes ou propos problématiques de l'auteur
3️⃣ À propos du rapport entre nous et l’œuvre
– Avons-nous un rapport distancié avec l’auteur ?
L’auteur est-il vivant ou mort ?
Le rapport que nous avons avec l’œuvre conduit-il à un éloge public de l’auteur ?
– Avons-nous un rapport distancié avec l’œuvre ?
Avons-nous un rapport critique ou non-critique avec l’œuvre ?
L’œuvre est-elle envisagée comme l’expression de l’auteur ou bien envisagée de manière plus large ?
– L’attitude que nous adoptons va-t-elle conduire à des conséquences problématiques ?
L’attitude en question relève-t-elle seulement de la vie privée ?
Notre attitude va-t-elle avoir des effets sur nous ou sur les autres et conduire à renforcer ou banaliser des jugements ou comportements problématiques ?
Les mêmes idées sous la forme d’une carte mentale
https://eyssette.github.io/mindmap/Faut-il-s%C3%A9parer-l-oeuvre-et-l-auteur.html