Q4 – Le bonheur
est-il le bien
suprême ?

Cédric Eyssette (2021-2022)
https://eyssette.github.io/

Compter les brins d'herbe

Devenir un chien

Redevenir un enfant

The Truman Show (1998)

Matrix (1999)

Les personnes qui
commettent des atrocités

Définition

Une expérience de pensée est une situation concrète (issue d'un livre, d'un film, de l'histoire ou de son imagination) dans laquelle il y a un choix à faire.

Point méthode

On peut construire un raisonnement à partir d'une expérience de pensée : on décrit l'expérience, puis on explique les raisons qui justifient le choix que l'on ferait.

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Les critiques
féministes
du “bonheur”

John
Stuart Mill

vs.

I – Les critiques
féministes
du “bonheur”

Première partie

Définition

Le féminisme est un mouvement de justice sociale qui lutte contre les oppressions et les situations de domination spécifiquement subies par les femmes

Trois vagues de féminisme

  1. Première vague
    • Lutte pour l'égalité de statut et pour les droits civils et politiques
    • Exemples : accès à l'éducation, droit de vote, liberté d'expression …
  1. Deuxième vague
    • Défense de la liberté individuelle et critique de l'oppression et de la domination subies dans la vie privée et la sphère économique et sociale
    • Exemples : droit à l'avortement, accès à la contraception, accès à l'emploi, égalité salariale, dénonciation des inégalités dans le travail domestique, dénonciation des violences conjugales, du harcèlement, du viol …
  1. Troisième vague
    • Croisement avec d'autres luttes : contre le racisme, contre l'homophobie, contre la transphobie …
    • Extension de la critique du sexisme, des normes de genre, de l'hétéronormativité
    • Exemples : extension des luttes précédentes par l'inclusion des voix marginalisées, luttes linguistiques (écriture inclusive), dénonciation plus large des agressions sexuelles (#MeToo) …

Les critiques féministes du bonheur s'inscrivent dans le cadre de la deuxième vague (Simone de Beauvoir) et de la troisième vague (Sara Ahmed)

« On ne sait trop ce que le mot bonheur signifie et encore moins quelles valeurs authentiques il recouvre »

Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, I, Introduction

Question de l'authenticité du bonheur

  1. Le choix de vie que fait une personne est-il un choix libre et source d'un véritable bonheur ? Ou bien …
  2. … ce choix n'est-il qu'une soumission aux normes sociales dominantes qui ne permet pas de se réaliser ?

« Il est toujours facile de déclarer heureuse la situation qu’on veut lui imposer […]. »

Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, I, Introduction

Ce qui est critiqué ici, c'est un ensemble d'usages sociaux et politiques du bonheur.

  1. Le prétendu bonheur d'une personne peut en effet masquer des inégalités, des injustices, des situations de domination

  • Que faut-il penser quand c'est la personne elle-même qui déclare qu'elle est heureuse ?

Définition

Les préférences adaptatives désignent la tendance à se résigner à son sort et à adapter ses désirs et ses ambitions au contexte dans lequel on vit

Approfondissement

  1. L'approche de Martha Nussbaum 🔗
  2. Les problèmes que pose ce type d'approche 🔗

« C’est donc une notion à laquelle nous ne nous référerons pas. […] Comment dans la condition féminine peut s’accomplir un être humain ? Quelles voies lui sont ouvertes ? Lesquelles aboutissent à des impasses ? Comment retrouver l’indépendance au sein de la dépendance ? Quelles circonstances limitent la liberté de la femme et peut-elle les dépasser ? Ce sont là les questions fondamentales que nous voudrions élucider. C’est dire que nous intéressant aux chances de l’individu nous ne définirons pas ces chances en termes de bonheur, mais en termes de liberté. »

Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, I, Introduction

« S’engager dans l’activisme politique revient donc à engager un combat contre le bonheur. Quand bien même nous nous battons pour d’autres choses, quand bien même il y a d’autres mondes que nous voulons créer, sans doute partageons-nous ce contre quoi nous nous élevons. Raison pour laquelle nos archives militantes sont des archives du malheur. Pensons simplement à la somme de travail critique accompli à ce jour : à toutes les critiques féministes de “l’épouse et mère comblée” ; aux critiques noires du mythe du “joyeux esclave” ; aux critiques queers de la “félicité conjugale” que serait l’hétérosexualité version sentimentale. La lutte dont le bonheur est l’enjeu définit l’horizon de nos revendications politiques. Nous héritons de cet horizon. »

Sara Ahmed, « Les rabat-joie féministes (et autres sujets obstinés) », Cahiers du Genre, vol. 53, n°2, 2012

  1. Non seulement la norme sociale du bonheur masque la domination, …
  2. … mais, en plus, elle incite à la conformité avec les normes sociales dominantes, car :
    • elle valorise l'absence de protestation contre la domination ;
    • elle renforce la marginalisation des personnes qui ne correspondent pas aux normes dominantes.

II – John
Stuart Mill

Deuxième partie

« Peu de créatures humaines accepteraient d'être changées en animaux inférieurs sur la promesse de la plus large ration de plaisirs de bêtes ; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile […], aucun homme ayant du cœur […] à être égoïste et vil »

John Stuart Mill, L'utilitarisme

  1. Une vie avec plus de plaisirs n'est pas nécessairement une vie meilleure, car ce qui compte ce n'est pas la quantité des plaisirs (en nombre, en intensité, en durée), mais la qualité.
  2. La vie bonne n'est pas une simple somme de plaisirs, mais repose sur certaines valeurs : une vie proprement humaine, la réflexion, la conscience morale

« Un être pourvu de facultés supérieures demande plus pour être heureux, est probablement exposé à souffrir de façon plus aiguë, et offre certainement à la souffrance plus de points vulnérables qu'un être de type inférieur, mais en dépit de ces risques, il ne peut jamais souhaiter réellement tomber à un niveau d'existence qu'il sent inférieur »

John Stuart Mill, L'utilitarisme

  1. Le développement de la réflexion, de notre sensibilité morale accroît notre frustration et notre conscience des malheurs de l'existence.
  2. Le désir d'une vie accomplie demande davantage d'efforts
  3. La vie bonne ne se définit donc pas par l'absence de souffrances.


L'épisode des Lotophages dans l'Odyssée


Charlie Gordon dans le livre Des fleurs pour Algernon

« Nous pouvons donner de cette répugnance le nom qu'il nous plaira [...] mais si on veut l'appeler de son vrai nom, c'est un sens de la dignité que tous les êtres humains possèdent, sous une forme ou sous une autre, et qui correspond – de façon nullement rigoureuse d'ailleurs – au développement de leurs facultés supérieures. »

John Stuart Mill, L'utilitarisme

  1. La vie bonne repose sur l'exercice et le développement de nos facultés :
    • la réflexion, la conscience morale ;
    • mais aussi : nos facultés physiques, l'imagination, la créativité, le lien social …
  2. La vie bonne est une vie accomplie : le bien suprême, c'est le perfectionnement de soi
  3. Cela n'implique pas un modèle déterminé que chacun devrait suivre. Il y a au contraire une valorisation de l'individualité, de la recherche de soi.

« Quiconque suppose que cette préférence est un sacrifice du bonheur, que l’être supérieur, dans des circonstances identiques, n’est pas plus heureux que l’être inférieur, confond deux idées très différentes, l’idée de bonheur et l’idée de satisfaction. »

John Stuart Mill, L'utilitarisme

  1. Le bonheur n'est pas l'idéal d'une vie pleine de satisfactions.
  2. Le bonheur est l'idéal d'une vie accomplie, pleine de sens, riche et profonde.
  3. En ce sens, le bonheur inclut les autres valeurs importantes : la liberté, la justice, la vérité, …

« Il vaut mieux être un homme insatisfait qu'un porc satisfait »

John Stuart Mill, L'utilitarisme

Mise en pratique

Exercice d'application

  • Choisir un sujet ci-dessous :
    • Faut-il se méfier du bonheur ?
    • Le bonheur se trouve-t-il dans le plaisir ?
    • Avons-nous le devoir d'être heureux ?
    • Le bonheur consiste-t-il à ne plus rien désirer ?
    • La recherche du bonheur est-elle une quête égoïste ?
    • Faut-il préférer la liberté au bonheur ?
    • Y a-t-il un faux bonheur ?
    • Faut-il rechercher le bonheur ?
    • Le bonheur est-il une quête de soi ?
  • Rédiger une sous-partie de dissertation (autour de 300 mots)
    ⚠️  il faut défendre une seule réponse, mobiliser le cours (les critiques féministes du “bonheur” ou John Stuart Mill), et utiliser le modèle ARES

Pour la prochaine fois, changer la question : Le bonheur est-il ce qu'il y a de plus important ?

Textes : https://docs.google.com/presentation/d/1wzsd4qpdOzgx7kR-WoUVf5-SerCetPMH4Ob0QXW6cro/edit?usp=sharing

La figure de la femme au foyer épanouie dans une publicité Moulinex, heureuse de recevoir un ustensile de cuisine, masque ce que subissent les femmes : les inégalités dans le travail domestique, la double journée de travail, la charge mentale

Martha Nussbaum à propos des préférences adaptatives http://home.sandiego.edu/~baber/research/adaptivepreference.pdf Cas de : Jayamma : "[C]onsider Jayamma… acquiescent in a discriminatory wage structure and a discriminatory system of family income sharing. When women were paid less for heavier work at the brick kiln and denied chances for promotion, Jayamma didn’t complain or protest. She knew that this was how things were and would be…she didn’t even waste mental energy getting upset, since these things couldn’t be changed" Cas de : Vasanti : "Vasanti stayed for years in an abusive marriage…Like many women, she seems to have thought that abuse was painful and bad, but, still, a part of women’s lot…The idea that it was a violation of rights…and that she herself had rights that were being violated by his conduct -- she did not have these ideas at that time, and many, many women all over the world still do not have them. My Universalist approach seems to entail that there is something wrong with the preference (if this is what we should call it) to put up with abuse" Cas de : Saida : "Like the others, Saida, 27, received no formal education...Saida says her eldest daughter Nahid, 12, is getting ready for her betrothal to a 26-year-old farmer and does not have much time to spare for morning instruction… Saida teaches her girls the really important things--how to cook, sew and soothe a husband's ego. "Teaching my daughters how to make their husbands comfortable is the most important thing," she says, "because if a husband is not comfortable, then the woman's life is hell." Critiques : https://www.erudit.org/en/journals/philoso/2020-v47-n1-philoso05372/1070254ar/ https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/18792/Lemay_Marie-Pier_2016_memoire_.pdf?sequence=2&isAllowed=y#:~:text=Dans%20cette%20litt%C3%A9rature%20philosophique%2C%20une,forg%C3%A9e%20dans%20des%20conditions%20injustes.

Ce qui est le plus important, ce n'est pas le bonheur, c'est la liberté et l'égalité réelle des chances

On retrouve les caractéristiques de la troisième vague du féminisme : - extension de la critique du sexisme et des normes de genre (ici : tone-policing ; cf. figure de la féministe "rabat-joie") - attention aux voix marginalisées

Approfondissement possible : distinction Mill / Bentham Contrairement à Bentham qui ne prend en compte que la quantité des plaisirs (“Si l’on fait abstraction des préjugés, le jeu d’osselets est d’une valeur égale à celle des arts et sciences que sont la musique et la poésie”), Mill pense qu'il y a une hiérarchie des plaisirs : tous n'ont pas la même qualité, Questions sur cette hiérarchisation de modes de vie : peut-on vraiment distinguer des plaisirs supérieurs (nobles) et des plaisirs inférieurs (bas) ? Cela ne conduit-il pas à adopter une forme de paternalisme ?

Ajouter éventuellement l'exemple de l'amour. Comparer avec : – Schopenhauer : critique du désir de toujours plus - L'épicurisme : sur l'amour

Approfondissement possible : Perfectionnisme moderne (idéal de développement de son individualité : pas une seule forme possible d'excellence) ≠ perfectionnisme ancien (un idéal universel d'excellence)

Refaire le lien avec la question posée : Ce qui est le bien suprême ce n'est pas de vivre une vie pleine de satisfactions, c'est de vivre une vie accomplie et pleine de sens Il ne peut donc y avoir de véritable bonheur sans : liberté, vérité, justice … La recherche du bonheur n'est pas une simple recherche de satisfactions égoïstes Approfondissement : cf. texte de Singer

Citation à retenir

Le bonheur se trouve-t-il dans le plaisir ? Le bonheur est-il le bien suprême ? Le bonheur a-t-il un prix ? Le désir est-il la marque de notre imperfection ? Sommes-nous condamnés à la souffrance ? Une vie heureuse n’est-elle qu’une succession de plaisirs ? Le bonheur consiste-t-il à ne plus rien désirer ? Le bonheur peut-il se trouver dans le travail ? Le bonheur doit-il quelque chose à la chance ? Peut-on être heureux dans la solitude ? La recherche du bonheur est-elle une quête égoïste ?