Faut-il douter
de tout ?

Cédric Eyssette
http://eyssette.github.io

Définition

  • Au sens large, le scepticisme est une attitude de doute vis-à-vis de nos croyances et de nos prétendues certitudes.
  • Le scepticisme d'un point de vue philosophique est la généralisation de cette attitude et consiste à douter de tout : il serait alors impossible de prétendre savoir ce qui est vrai.

Le scepticisme se distingue du relativisme de la vérité : il ne rejette pas l'existence de la vérité, mais seulement la possibilité de la connaître.

  • Mais peut-on vraiment affirmer qu'aucune connaissance n'est possible ?

I - Les arguments sceptiques

Première partie

A. La certitude
est impossible

photogramme du film Dark Star de John Carpenter : dialogue entre un homme et une bombe qui va exploser

John Carpenter, Dark Star (1974)
(Cliquer sur l'image pour voir la vidéo)

L'argument sceptique de la certitude impossible peut se fonder sur plusieurs idées :

  1. la possibilité que nos facultés (nos sens, notre mémoire …) nous trompent ;
  2. la possibilité de rencontrer quelqu'un qui est en désaccord avec nous ;
  3. la possibilité d'imaginer un “scénario sceptique” dans lequel tout ce qu'on croit vrai, est faux :
    • on pourrait imaginer que nous sommes en fait dans un rêve, ou dans un univers virtuel (comme dans le film Matrix).

D'après le sceptique, si je peux imaginer la possibilité que ce soit faux, alors je dois douter de la vérité de mon affirmation et ma croyance n'est pas une connaissance.

B. Aucune affirmation
ne peut être vraiment
justifiée

Quand on cherche à justifier une affirmation :

  1. soit cette recherche se poursuit à l'infini, sans qu'on puisse trouver un fondement ultime à nos affirmations ;
  2. soit cette recherche parvient à un fondement qui serait immédiatement reconnu comme vrai, sans qu'il soit nécessaire de le justifier.

Les sceptiques estiment qu'aucune affirmation n'est évidente en elle-même et qu'on peut toujours poser la question : « qu'est-ce qui justifie cette affirmation ? »

II - Les limites du scepticisme

Deuxième partie

A. Il faut distinguer le doute radical et le doute raisonnable

schéma pour distinguer les deux formes de doute

Dans un contexte ordinaire, il serait déraisonnable d'adopter la démarche du doute radical : le doute n'a de sens que s'il est lui-même justifié, c'est-à-dire fondé sur de bonnes raisons.

Par exemple, Pierre Vidal-Naquet, dans Les assassins de la mémoire montre bien ce qu'il y de déraisonnable, et de scandaleux, dans le doute des révisionnistes qui affirment qu'on peut douter de l'existence des chambres à gaz.

photo de la couverture du livre de Vidal-Naquet Les assassins de la mémoire

« On peut en effet résumer ainsi les principes de la méthode révisionniste :
1. Tout témoignage direct apporté par un Juif est un mensonge ou une fabulation.
2. Tout témoignage, tout document antérieur à la libération est un faux ou est ignoré ou est traité de “rumeur” […]
3. Tout document, en général, qui nous renseigne de première main sur les méthodes des nazis est un faux ou un document trafiqué. […]
6. Tout un arsenal pseudo-technique [je maintiens cet adjectif] est mobilisé pour montrer l'impossibilité matérielle du gazage massif. […]
8. Enfin et surtout tout ce qui peut rendre concevable, croyable, cette épouvantable histoire, marquer l'évolution, fournir des termes de comparaison politique, est ignoré ou falsifié. »

B. L'expérience est le fondement de la connaissance scientifique

1/ L'empirisme classique

Définition

L'empirisme est la thèse selon laquelle l'expérience est la source de nos connaissances sur la nature. Les vérités sur le monde ne sont pas des vérités de raison que l'on pourrait connaître a priori (avant même toute expérience), mais des vérités de fait, que l'on ne peut connaître qu'a posteriori (après l'expérience).

On peut distinguer deux formes d'empirisme :

  1. L'empirisme de la découverte : l'expérience est l'origine de la connaissance, car il faut d'abord observer le monde avant de formuler une théorie à partir des cas particuliers observés
  2. L'empirisme de la justification : l'expérience est le fondement de la connaissance, car l'expérience permet de confirmer qu'une théorie est justifiée

2/ Objections contre
l'empirisme de la découverte

Première objection

Les hypothèses théoriques sont rarement construites à partir de l'observation de régularités dans les données disponibles : ce sont plutôt des conjectures audacieuses pour chercher à résoudre des problèmes théoriques.

Exemple principal : Neptune est d'abord une hypothèse construite par Urbain Le Verrier pour résoudre le problème du décalage entre la trajectoire calculée d'Uranus et la trajectoire observée.

Deuxième objection

La théorie ne vient pas après l'expérience. L'expérience est elle-même chargée de théorie.

  1. La finalité de l'expérience est définie par une hypothèse théorique : l’observation dans une expérimentation n’est pas passive, elle est une recherche active d’informations, guidée par une théorie qui définit ce qu'on doit observer.
  2. La forme de l'expérience est définie par des théories : c'est grâce à des théories qu'on définit un protocole expérimental qui doit permettre d'obtenir des conditions optimales d'observation.
  3. Les moyens utilisés reposent sur des théories : une expérimentation repose sur des instruments scientifiques de mesure et d'observation. Or la fabrication, l’utilisation de ces instruments et l'interprétation des résultats dépendent de la maîtrise de théories scientifiques

2/ Objections contre
l'empirisme de la justification

L'expérience ne peut pas prouver la vérité d'une théorie. Une théorie est formulée de manière générale et même si une théorie est confirmée dans un grand nombre de cas particuliers, cela ne prouve pas qu'elle est toujours vraie.

« L'homme qui a nourri le poulet tous les jours de sa vie finit par lui tordre le cou, ce qui montre que le poulet aurait mieux fait d'avoir une vision plus subtile de l'uniformité de la nature »

Russell, Problèmes de philosophie, VI

3) Quel est alors le rôle
de l'expérience dans la connaissance scientifique ?

Karl Popper considère que l'expérience n'a pas pour rôle de confirmer une théorie.
Une expérience peut seulement réfuter une théorie (c'est-à-dire prouver qu'elle est fausse).

Le raisonnement scientifique a donc la forme suivante :

  1. Si l'hypothèse H est vraie, alors on doit observer O
  2. Or, on n'observe pas O

Donc : l'hypothèse H est fausse, il faut changer d'hypothèse.

« [Le falsificationisme] considère les théories comme des conjectures ou des suppositions librement créées par l'esprit qui s'efforce de résoudre les problèmes posés par les théories précédentes […]. Une fois énoncées, les théories spéculatives doivent être confrontées rigoureusement et impitoyablement à l'observation et à l'expérience. Il faut éliminer les théories incapables de résister aux tests de l'observation ou de l'expérience […]. La science progresse par essais et erreurs, par conjectures et réfutations. Seules les théories les mieux adaptées survivent. On ne s'autorisera jamais à dire d'une théorie qu'elle est vraie, mais on tendra à affirmer qu'elle est la meilleure disponible, qu'elle dépasse toutes celles qui l'ont précédée. »

A. Chalmers, Qu'est-ce que la science ?, chap. 4

La connaissance scientifique n'est donc pas un domaine de certitudes prouvées par l'expérience, mais se définit par une démarche critique de confrontation avec l'expérience, qui permet de sélectionner les théories les plus proches de la vérité.