Q1a –
Peut-on saisir ce
qu'est le Moi ?

Cédric Eyssette (2023-2024)
https://eyssette.github.io/

Magritte,
La reproduction interdite (1937)

I – La conscience
de soi semble être
le fondement d'une
connaissance de soi

Première partie

À première vue, je suis la personne la mieux placée pour me connaître.

C'est ce qu'on appelle : l'autorité de la première personne.

La conscience de soi permet un accès direct à son propre esprit, alors que nous n'avons accès à l'esprit des autres que par l'intermédiaire de leur comportement et de leurs paroles.

⇒ la conscience de soi semble permettre une connaissance plus fiable que l'interprétation des actes d'autrui

« [L]a notion que nous avons de notre âme ou de notre pensée précède celle que nous avons du corps, et […] elle est plus certaine »

Descartes, Principes de philosophie, 8

Descartes soutient que la conscience de soi est la forme de connaissance la plus certaine.

  • Comment parvient-il à cette idée ?

La réflexion de Descartes ne porte pas directement sur le moi, mais plutôt sur la connaissance en général.

Question principale

= Y a-t-il des certitudes absolues ?

Une méthode

= tester nos croyances en les soumettant à un doute radical : s'il y a la moindre raison de douter, alors il faut douter.

Les étapes du doute radical

  1. Les connaissances qui proviennent des autres
  2. Les connaissances qui proviennent de nos sens et la croyance en l'existence du monde extérieur
    1. L'argument des illusions des sens
    2. L'argument du rêve.
    3. Reformulation moderne : l'argument du cerveau dans la cuve, l'argument de la simulation
  3. Les connaissances qui proviennent de notre raison : les vérités mathématiques
    1. L'argument du malin génie : un doute sur la fiabilité de notre raison
    2. Reformulation moderne : l'inconcevable ≠ l'impossible
    3. Des exemples dans l'histoire des mathématiques :
      les nombres imaginaires, les géométries non-euclidiennes, les nombres infinis à gauche

Rien ne semble résister au doute radical.

Mais : puis-je douter de ma propre existence et du fait que je suis en train de penser ?

Descartes montre que l'affirmation : « je pense, j'existe » est une certitude absolue. C'est ce qu'on appelle le cogito

Explications possibles du cogito

  1. Une asymétrie entre le cogito et les autres affirmations

Si je pense que je marche, il est possible qu'en fait je rêve que je marche et donc que je ne marche pas véritablement.

Mais si je pense que je pense : le fait de rêver que je pense ne peut pas me conduire à l'idée que je ne pense pas véritablement. Le fait même de rêver prouve que je suis en train de penser.
Même si un malin génie essaie de me faire croire que je pense, croire que je pense prouve que je pense.

Le cogito est le seul cas où l'acte de penser (je pense que …) prouve le contenu de ma pensée (je pense que je pense).

  1. Une contradiction interne

Douter que je pense, c'est penser que peut-être je ne pense pas, mais ce serait contradictoire : il n'y a donc pas de sens à douter qu'on pense.

Non seulement j'ai conscience de ma propre existence avec certitude, mais je peux aussi saisir mon essence (= ce qui me définit fondamentalement / ce sans quoi je ne peux pas être).

À première vue mon corps fait partie de ce que je suis. Mais la connaissance du corps provient des sens. Or ce type de connaissance ne résiste pas au doute radical. Par conséquent : je peux me représenter que j'existe mais que je n'ai pas de corps.

Le corps ne fait donc pas partie de mon essence.

En revanche : je ne peux pas penser que j'existe et que je ne pense pas.

Donc : penser fait partie de mon essence.

La conscience de soi me donne donc accès à la certitude de mon existence et me fait comprendre ce qu'est le moi : je suis une chose qui pense (res cogitans).

On a ici une forme de dualisme qui distingue le corps et l'esprit, et privilégie l'esprit.

« J'avais dès longtemps remarqué […] [qu']il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu'on sait être fort incertaines […], mais, parce qu'alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu'il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne resterait point, après cela, quelque chose […] qui fût entièrement indubitable. […]
Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée [ ] je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais.
[…] [J]e connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui, pour être n'a besoin d'aucun lieu, ni ne dépend d'aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui […]. »

Descartes, Discours de la méthode, IV

Quelques limites

  1. Je peux concevoir mon existence sans corps, mais est-ce véritablement possible ? Ce que je suis ne dépend-il pas essentiellement du corps ? (matérialisme vs. dualisme)
  2. Le cogito cartésien ne représente qu'une connaissance restreinte de soi, limitée à l'appréhension de son existence et de son essence en général : il ne permet pas une saisie profonde du Moi.

II – Le Moi reste
insaisissable

Deuxième partie

Une expérience

  1. Cherchez un stylo à l'intérieur de votre trousse, tenez-le bien en main et observez-le.
  2. Cherchez votre moi à l'intérieur de vous-même.

Il y a une différence entre chercher un stylo dans une trousse et chercher son moi intérieur :

  1. Le moi n'est pas une chose extérieure qu'on peut localiser précisément dans l'espace
  2. On n'a pas une idée préalable précise de ce qu'est le moi
  3. Le moi n'a pas des contours précis qui permettraient de le saisir

« Il y a certains philosophes qui imaginent que nous avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre moi ; que nous sentons son existence et sa continuité d'existence ; et que nous sommes certains, plus que l'évidence d'une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. (…)
Pour ma part, quand je pénètre au plus intime de ce que j’appelle moi, je tombe toujours sur telle ou telle perception particulière, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. À aucun moment je ne puis me saisir moi sans saisir une perception, ni ne puis observer autre chose que la dite perception.

Hume, Traité de la nature humaine, I, IV, VI

Hume montre que le Moi est insaisissable.

Avoir conscience de soi, ce n'est pas saisir une chose qui serait moi. La conscience de soi est toujours la conscience d'une perception particulière.

Le terme de perception a ici un sens large : il inclut les perceptions au sens strict (ce qu'on observe avec nos sens), mais aussi les sensations, les émotions, les souvenirs, les idées …

Si je pense à moi, je peux ainsi : regarder mon corps, prendre conscience que j'ai chaud ou froid, que je suis en colère, me souvenir de mon enfance, penser à mes projets …

Hume montre que le Moi n'est pas une substance (contrairement à Descartes qui affirme que le moi est une res cogitans)

Définition

  • Au sens étymologique, une substance désigne “ce qui se tient dessous”
  • Une substance est une réalité fondamentale qui reste permanente derrière les changements en surface.

« [J’]ose affirmer du reste des hommes qu’ils ne sont rien d’autre qu’un faisceau ou une collection de différentes perceptions qui se succèdent les unes les autres avec une inconcevable rapidité et qui sont dans un perpétuel flux et mouvement. »

Hume, Traité de la nature humaine, I, IV, VI

Le moi est simplement une multiplicité de perceptions, en flux perpétuel.

Le moi comme chose réelle indépendante n'est qu'une fiction.

Un parallèle intéressant à faire

Dans le bouddhisme, la pratique de la méditation n'est pas une manière de revenir à son moi intérieur, c'est au contraire une expérience de l'impermanence de toutes choses (du flux perpétuel de l'existence) qui doit nous aider à nous délivrer de l'attachement au Moi.

Conscience : conscience morale "cas de conscience", "avoir mauvaise conscience", "avoir la conscience tranquille", "avoir un poids sur la conscience", "avoir sa conscience pour soi" capacité de juger du bien et du mal et de juger ses propres actes conscience psychologique "prendre conscience", "perdre conscience", "j'en ai bien conscience" une forme de connaissance directe présente à l'esprit Une forme de connaissance présente à l'esprit sur le moment présent conscience du monde extérieur / conscience de soi-même sous la forme de représentations mentales (conscience d'accès) / sous la forme de sensations, d'une expérience vécue, un certain ressenti subjectif intérieur (conscience phénoménale) conscience immédiate / conscience réfléchie premier ordre (conscience de X) / second ordre (conscience d'avoir conscience de X) Termes liés : "avoir une conscience politique"

on retrouvera Descartes dans la dernière séquence de l'année qui portera sur ce type de sujets

#### Précisions sur le doute radical <span data-marpit-fragment="1">**≠ doute ordinaire** :</span><span data-marpit-fragment="2"> le doute ordinaire est suscité par une situation, ou un état psychique particulier qui nous fait douter ; tandis que le doute radical est volontaire.</span> <span data-marpit-fragment="3">**≠ un doute complotiste** :</span><span data-marpit-fragment="4"> le doute radical ne s'applique pas à des faits particuliers, mais vise à déterminer le type de connaissance à laquelle on peut parvenir en général.</span>

Comparaison avec le bouddhisme : https://josephsoleary.typepad.com/my_weblog/2012/12/hume-et-le-bouddhisme.html https://encyclo-philo.fr/bouddhisme-a#doctrnonsoi https://plato.stanford.edu/entries/buddha/#NonSel https://www.youtube.com/watch?v=XeZDt43Pij8