Nous allons discuter ici la thèse
du déterminisme technique.
On ne peut pas parler abstraitement des effets possibles de la technique sur l'économie et la société. Sur cette question, il y a plus précisément, quatre débats intéressants.
L'introduction de machines participe à la transformation du travail à partir du XIXe siècle.
« Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique il sert la machine […] [L]e travail mécanique […] empêche le jeu varié des muscles et comprime toute activité libre du corps et de l’esprit. […] [L]a machine ne délivre pas l’ouvrier du travail mais dépouille le travail de son intérêt. […] L'habileté de l'ouvrier apparaît chétive devant la science prodigieuse, les énormes forces naturelles, […] incorporées au système mécanique […]. La subordination technique de l'ouvrier […] [crée] une discipline de caserne »
Karl Marx, Le Capital, I, XV, IV
La mécanisation du travail va être principalement théorisée par Taylor, puis Ford, et donner lieu à une forme d'organisation du travail que l'on nomme le taylorisme (ou le fordisme), et qui repose avant tout sur une double division du travail : une division verticale et une division horizontale du travail.
L'ouvrier est dépossédé de tout savoir-faire. Le travail se réduit à un geste mécanique, et il est soumis au contrôle d'une hiérarchie qui cherche à le rendre le plus productif possible.
Au XXe siècle, l'organisation du travail se modifie, à partir des années 60-70. On parle de post-taylorisme, de post-fordisme, ou parfois de toyotisme en généralisant le mode de production inventé par Toyota à cette période.
Au lieu de produire des stocks de marchandises standardisées, les entreprises cherchent à s'adapter à des demandes variables et fluctuantes. C'est le principe du flux tendu ou du juste-à-temps (gestion lean).
Ce système suppose une transmission rapide de l'information et un contrôle, idéalement en temps réel, de la qualité du travail. La généralisation et l'extension d'un tel système n'aurait pas été possible sans l'usage des nouvelles technologies de l'information et de la communication, qui participent donc à la transformation de l'organisation du travail.
Usage de l'informatique pour surveiller les performances :
extrait du documentaire Attention Danger Travail +
Usage de la commande vocale pour les préparateurs de commande : extrait du documentaire Travail, ton univers impitoyable +
c) L'IA au XXIe siècle
Le développement contemporain de l'intelligence artificielle semble pouvoir lui aussi transformer l'économie et la structure du travail.
Nous nous sommes surtout focalisés sur la manière dont la technique peut transformer l'économie, mais de manière générale, les nouvelles technologies semblent rendre possibles de nouvelles formes de contrôle social.
Dans la science-fiction, le genre des dystopies a souvent imaginé des sociétés dont les individus sont sous le contrôle de certaines technologies.
Deux dystopies très connues
Un épisode de la série Black Mirror
(saison 3, épisode 1 : « Chute libre »)
On peut se demander si la technologie peut avoir un effet sur la psychologie des individus.
Les théories critiques de la société de consommation ont souvent cherché à montrer que la multiplication des produits technologiques nous conduit à une forme de vie consumériste, appauvrie et désengagée qui nous détourne d'un lien riche et engagé avec le monde et les autres.
C'est par exemple la thèse d'Albert Borgmann (cf. diapositive suivante).
« Un dispositif technique […] ne requiert pas notre engagement : il fonctionne pour nous, sans nécessiter d’implication de notre part. […] Les dispositifs incitent à la simple consommation […] La technologie cherche à enrichir la vie humaine par les agréments qu’elle fournit, mais il est difficile de voir comment la simple relation consumériste à des agréments peut contribuer à une existence humaine pleine de sens. […] L’incarnation la plus représentative de ce mode d’existence consumériste nous est donné par l’individu vautré dans son canapé, qui passe des heures à regarder, seul, de la télévision le plus souvent de pur divertissement : son existence est privée de tout engagement réel avec le monde ou avec d’autres personnes, comme celui qu’impliqueraient par exemple une conversation, la lecture d’un livre, ou un jeu entre amis […] Borgmann décrit l’émergence de ce mode d’existence consumériste comme une ironie de la technologie : elle promet l’enrichissement, mais ne conduit qu’à une vie appauvrie. »
Peter-Paul Verbeek, What Things Do, ch. 6
Les thèses générales sur la société de consommation se heurtent très vite à des objections, mais l'analyse peut se focaliser sur des technologies particulières.
Il y a en effet des technologies contemporaines de captation de l'attention qui posent de manière plus vive la question des effets de la technique sur la psychologie des individus.
« Notre environnement technologique en pleine évolution engendre un besoin de stimulation toujours croissant. […] Notre vie mentale est plus décousue, et plus vulnérable aux sollicitations du moments. […] Notre dispersion mentale ne peut pas simplement être attribuée à la publicité, à Internet, … […] il s’agit d’un phénomène plus global qui relève de tout un style de vie. […] Si nous ne sommes pas capables de maîtriser l'orientation de notre attention, nous sommes à la merci de ceux qui souhaitent l'orienter en fonction de leurs intérêts. »
Matthew B. Crawford, Contact
« [L]'essence de l'agir humain s'est transformée ; et […] la transformation de la nature de l'agir humain rend également nécessaire une transformation de l'éthique »
Hans Jonas, Le principe responsabilité, ch. 1
La technologie moderne a permis une maîtrise de la nature, qui a transformé de manière considérable l'environnement naturel, à tel point que plusieurs scientifiquent estiment que nous sommes dans une nouvelle ère géologique : l'Anthropocène, étant donné l'impact majeur des activités humaines modernes.
Nous allons discuter ici la thèse de l'autonomie de la technique
« J'entends par autoaccroissement le fait que tout se passe comme si le système technicien croissait par une force interne, intrinsèque et sans intervention décisive de l'homme. »
Jacques Ellul, Le système technicien
La question directrice est ici la suivante :
La thèse de l'autonomie de la technique soutient que ce n'est pas possible, ou du moins très difficile.
Examinons un premier argument : l'argument d'Ellul.
Andrew Feenberg propose un deuxième argument important sur cette question.
« [S]i la technologie est si puissante, pourquoi ne lui appliquons-nous pas les normes démocratiques qui régissent les institutions politiques ? […] Malheureusement, les obstacles à une technologie démocratique sont considérables […] La technocratie en fait partie et elle constitue un frein majeur à l’action […] Elle dénie même aux citoyens le droit de s’impliquer dans les questions techniques. […] Les codes techniques cristallisent une certaine balance sociale du pouvoir […] Historiquement, l’expertise technique a servi un pouvoir de classe. Le biais en faveur d’une représentation des intérêts d’un groupe dominant étroit est profondément ancré. […] Mais nous ne devrions pas abandonner pour autant notre préoccupation pour des formes de contrôle démocratique dans la sphère technique. »
Andrew Feenberg, Questioning Technology, ch.6
Réfléchissons à partir d'un cas précis : le recours à des algorithmes à la place d'êtres humains pour prendre certaines décisions.