I - Épistémologie
générale

Première partie

  • Comment pouvons-nous parvenir à la vérité ?

Nous pouvons tout d'abord examiner la question de manière générale.

Cette question repose sur trois présupposés que nous devons interroger :

  1. Premier présupposé : la vérité existe
  2. Deuxième présupposé : la vérité n'est pas inaccessible
  3. Troisième présupposé : la vérité est désirable

A. Premier présupposé : la vérité existe

1/ Le relativisme de la vérité

D'après le relativisme de la
vérité, ce n'est pas légitime de
présupposer que la vérité existe

Définition

Le relativisme de la vérité est la thèse selon laquelle la vérité n'existe pas : il n'y aurait pas de vérité absolue, mais seulement une vérité relative à chaque individu (« à chacun sa vérité »).

Nous avons déjà rencontré des formes spécifiques de relativisme :

Le relativisme moral Les jugements sur le bien et
le mal sont relatifs : il n'y a
pas de vérité morale absolue
Le relativisme esthétique Les jugements de valeur sur les œuvres d'art sont relatifs :
il n'y a pas de vérité absolue en
matière de goûts esthétiques

Nous ne reviendrons pas ici sur les problèmes spécifiques que posent ces formes particulières de relativisme (cf. le cours sur la philosophie morale, et le cours sur l'art).

Ce qui nous intéresse ici, c'est l'examen du relativisme de la vérité, qui est un relativisme général.

  • Peut-on soutenir, de manière générale, l'idée qu'il n'y a pas de vérité absolue, mais seulement une vérité relative à chaque individu ?

2/ L'argument moral en faveur du relativisme de la vérité

Le relativisme de la vérité prétend souvent être le meilleur moyen de défendre plusieurs vertus :

L'humilité intellectuelle Être relativiste, c'est éviter de prétendre qu'on a raison et que les autres ont tort
La tolérance Être relativiste, c'est accepter que des personnes aient des croyances différentes
La non-domination Être relativiste, c'est ne pas chercher à dominer les autres en prétendant justifier un pouvoir sur les autres par la vérité de notre discours
L'ouverture aux autres Être relativiste, c'est accepter de discuter avec les autres pour partager des points de vue différents

Cet argument ne constitue pas une bonne défense du relativisme de la vérité :

  1. Croire qu'il y a des vérités n'implique pas nécessairement une forme d'arrogance : on peut reconnaître la possibilité d'une erreur ou d'une compréhension partielle de la vérité.
  2. Croire qu'il y a des vérités n'implique pas nécessairement une forme d'intolérance : s'il existe une preuve objective de la vérité d'une affirmation, ce ne serait pas de l'intolérance que de critiquer l'affirmation contraire , et s'il n'existe pas de preuve objective, on peut reconnaître la possibilité de penser le contraire, et respecter son adversaire, même si on a la conviction qu'il se trompe.
  1. (i) Croire qu'il y a des vérités n'implique pas nécessairement une volonté de dominer les autres, et (ii) on peut au contraire souligner que le relativisme empêche de faire appel à des savoirs critiques qui permettraient de montrer la fausseté de certains discours idéologiques que les dominants utilisent pour justifier leur pouvoir (cf. le texte de Jean-Jacques Rosat : diapositive suivante).

photo de Jean-Jacques Rosat

« Le relativisme […] garantirait, dit-on, le droit des dominés et des minorités à défendre leur propre vision du monde. Et, certes, il peut arriver qu’il leur offre temporairement une protection efficace. Mais, fondamentalement, il est contradictoire avec tout projet d’émancipation, car il dépossède les dominés des armes de la critique […]. Les dominés, en effet, ne peuvent espérer s’émanciper et retourner le rapport de force en leur faveur s’ils n’ont pas la possibilité de l’emporter sur les dominants dans l’espace des raisons : celui de la connaissance du monde et de la société où la seule force est celle des analyses et des arguments. C’est ce qu’avaient compris les Lumières en nouant l’alliance de la connaissance et de la liberté. En détruisant l’espace des raisons, le relativisme dénoue cette alliance et enferme les plus faibles dans le seul espace des rapports de force où ils seront, par définition, toujours les vaincus. »

Jean-Jacques Rosat, Préface à La peur du savoir de Paul Boghossian, éd. Agone, p. XXV

  1. (i) Croire qu'il y a des vérités n'implique pas de refuser le dialogue : on peut chercher à convaincre autrui qu'on a raison, ou bien chercher à progresser ensemble vers la vérité en dépassant la compréhension partielle qu'on en a. (ii) C'est plutôt le relativisme qui conduit chacun à rester dans sa propre opinion, sans véritable dialogue : on refuse d'envisager la possibilité qu'on se trompe et on n'écoute pas les arguments d'autrui qui pourraient nous inciter à modifier nos croyances.

schéma pour synthétiser les critiques que l'on peut faire à l'argument moral en faveur du relativisme de la vérité

3/ L'argument de la dépendance conceptuelle

Cet argument est plus complexe : vous pouvez essayer de le comprendre,
mais c'est facultatif

schéma de l'argument de la dépendance conceptuelle et des critiques qu'on peut lui faire

4/ Deux objections majeures contre le relativisme de la vérité

(i) Le relativisme conduit à des confusions importantes à propos de la notion d'opinion

Si on dit que “chacun a sa vérité”, cela revient au fond à dire que “chacun a son opinion” : on fait comme si la vérité et l'opinion étaient des notions équivalentes. On refuse alors de distinguer les opinions vraies et les opinions fausses, ce qui semble illégitime au moins pour certains cas : dire que “2+2=5”, ou affirmer qu'il pleut alors qu'il ne pleut pas, tout cela constitue manifestement des opinions fausses.

De plus, quand on exprime son opinion, on exprime un engagement envers la vérité de ce qu'on affirme. Cela n'aurait pas de sens de dire : “Je pense qu'il pleut, mais ce n'est pas vrai qu'il pleut”.

(ii) Le relativisme conduit à une contradiction

Si on affirme que la vérité n'existe pas, cela signifie qu'on affirme que c'est vrai que la vérité n'existe pas. On présuppose donc qu'il y a au moins une vérité (que la vérité n'existe pas). Par conséquent : on se contredit. On affirme à la fois qu'il n'y a pas de vérité et qu'il y en a une.

Autre manière de formuler cet argument : défendre le relativisme, c'est affirmer la vérité du relativisme, mais le relativisme affirme qu'il n'y a pas de vérité, donc que le relativisme n'est pas une thèse vraie …

Le relativisme de la vérité est auto-réfutant : il se réfute lui-même.

image d'un serpent qui se mord la queue

B. Deuxième présupposé : la vérité n'est pas inaccessible

1/ Le scepticisme

D'après le scepticisme, ce n'est
pas légitime de présupposer
que la vérité est accessible.

Définition

  • Au sens large, le scepticisme est une attitude de doute vis-à-vis de nos croyances et de nos prétendues certitudes.
  • Le scepticisme d'un point de vue philosophique est la généralisation de cette attitude et consiste à douter de tout : il serait alors impossible de prétendre savoir ce qui est vrai.

Le scepticisme se distingue du relativisme de la vérité : il ne rejette pas l'existence de la vérité, mais seulement la possibilité de la connaître.

  • Peut-on soutenir qu'aucune connaissance n'est possible et qu'il faut toujours douter ?

2/ Premier argument sceptique : la certitude est impossible

Introduction à cet argument : cf. l'extrait vidéo de la diapositive suivante

photogramme du film Dark Star de John Carpenter : dialogue entre un homme et une bombe qui va exploser

John Carpenter, Dark Star (1974)
(Cliquer sur l'image pour voir la vidéo)

L'argument sceptique de la certitude impossible peut se fonder sur plusieurs idées :

  1. la possibilité que nos facultés (nos sens, notre mémoire …) nous trompent ;
  2. la possibilité de rencontrer quelqu'un qui est en désaccord avec nous ;
  3. la possibilité d'imaginer un “scénario sceptique” dans lequel tout ce qu'on croit vrai, est faux :
    • on pourrait imaginer que nous sommes en fait dans un rêve, ou dans un univers virtuel (comme dans le film Matrix).

D'après le sceptique, si je peux imaginer la possibilité que ce soit faux, alors je dois douter de la vérité de mon affirmation et ma croyance n'est pas une connaissance.

L'argument sceptique de la certitude impossible repose ainsi sur l'idée qu'il ne peut pas y avoir de connaissance sans une certitude absolue, qui doit pouvoir résister à un doute radical.

Définition

Le doute radical consiste à douter de la vérité d'une affirmation, dès qu'il y a la moindre possibilité d'imaginer que ce soit faux, et ce, même si on ne croit pas à la vérité du scénario que l'on imagine.

D'un point de vue philosophique, il est intéressant de se demander s'il y a des croyances qui résistent au doute radical.

  • Mais : les connaissances ordinaires que nous pensons avoir sont-elles remises en cause avec un tel argument ?
  • Faut-il pouvoir rejeter toutes les possibilités de scénarios sceptiques pour pouvoir prétendre qu'on a une connaissance ?

Ce que nous appelons d'ordinaire une connaissance ne semble pas reposer sur la certitude absolue et la capacité de rejeter le doute radical. Une connaissance semble plutôt être une affirmation pour laquelle il n'y a pas de doute raisonnable possible.

Il faut en effet distinguer le doute radical et le doute raisonnable.

schéma pour distinguer les deux formes de doute

Dans un contexte ordinaire, il serait déraisonnable d'adopter la démarche du doute radical : le doute n'a de sens que s'il est lui-même justifié, c'est-à-dire fondé sur de bonnes raisons.

Par exemple, Pierre Vidal-Naquet, dans Les assassins de la mémoire montre bien ce qu'il y de déraisonnable, et de scandaleux, dans le doute des révisionnistes qui affirment qu'on peut douter de l'existence des chambres à gaz.

photo de la couverture du livre de Vidal-Naquet Les assassins de la mémoire

photo de Pierre Vidal-Naquet

« On peut en effet résumer ainsi les principes de la méthode révisionniste :
1. Tout témoignage direct apporté par un Juif est un mensonge ou une fabulation.
2. Tout témoignage, tout document antérieur à la libération est un faux ou est ignoré ou est traité de “rumeur” […]
3. Tout document, en général, qui nous renseigne de première main sur les méthodes des nazis est un faux ou un document trafiqué. […]
6. Tout un arsenal pseudo-technique [je maintiens cet adjectif] est mobilisé pour montrer l'impossibilité matérielle du gazage massif. […]
8. Enfin et surtout tout ce qui peut rendre concevable, croyable, cette épouvantable histoire, marquer l'évolution, fournir des termes de comparaison politique, est ignoré ou falsifié. »

Prétendre que nous pouvons parvenir à une connaissance de certaines vérités, quand il n'y a pas de doute raisonnable possible, semble légitime.

Cependant, cela suppose que certaines affirmations reposent sur de bonnes justifications, qui résistent au doute raisonnable.

  • Or : qu'est-ce qu'une bonne justification ?

3/ Deuxième argument sceptique : le trilemme d'Agrippa

Cet argument est plus complexe : vous pouvez essayer de le comprendre,
mais c'est facultatif

Toute recherche d'un fondement qui justifierait nos affirmations est confrontée à un trilemme (c'est comme un dilemme, mais avec trois possibilités au lieu de deux) :

  1. soit cette recherche se poursuit à l'infini, sans qu'on puisse trouver un fondement ultime à nos affirmations ;
  2. soit cette recherche parvient à un fondement qui serait immédiatement reconnu comme vrai, sans qu'il soit nécessaire de le justifier ;
  3. soit cette recherche est circulaire et on est alors conduit à utiliser comme justification ce qu'on devait justifier.

On nomme souvent ce trilemme, trilemme d'Agrippa. Agrippa est un philosophe sceptique (Ier siècle) qui aurait été le premier a dégagé 5 “modes du scepticisme”, c'est-à-dire 5 raisons d'être sceptique. Parmi ces raisons, on peut dégager ces trois idées qui correspondent au trilemme :

  1. Si la recherche d'une justification se poursuit à l'infini, alors mon affirmation ne repose pas sur une bonne justification.
  2. Si la recherche d'une justification s'arrête à un fondement, alors mon affirmation est justifiée par une affirmation qui n'est elle-même pas justifiée, donc mon affirmation ne repose pas, en définitive, sur une bonne justification.
  3. Si la recherche d'une justification est circulaire, alors mon affirmation ne repose pas sur une bonne justification.
  • Peut-on répondre au trilemme d'Agrippa ?

Il y a trois réponses envisageables, que nous allons simplement évoquer ici :

  1. L'infinitisme : une justification qui se poursuit à l'infini peut constituer une bonne justification d'une affirmation.
  2. Le fondationnalisme : Une justification qui s'arrête à un fondement lui-même non justifié par une autre affirmation peut constituer une bonne justification d'une affirmation.
  3. Le cohérentisme : Une justification circulaire peut constituer une bonne justification.

L'infinitisme est une thèse peu défendue, la discussion contemporaine porte généralement sur le fondationnalisme et le cohérentisme. Le fondationnalisme correspond à l'image de la pyramide qui repose sur une base (des évidences rationnelles ou des évidences sensibles). Le cohérentisme correspond à l'image du radeau, dont la solidité repose sur les cordes qui attachent les morceaux de bois entre eux.

photo d'une pyramide

photo d'un radeau

Approfondissement

Deux ressources si cette question vous intéresse :

  1. Vous pouvez lire le cours de Julien Dutant sur la philosophie de la connaissance.
  2. Vous pouvez lire cet article de Quentin Ruyant sur son blog de philosophie des sciences.

C. Troisième présupposé : la vérité est désirable

  1. Il y a des vérités sans intérêt (par exemple : le nombre de grains de sable sur une plage, le nombre de cheveux d'une personne …).
  2. Il y a des vérités douloureuses : n'est-il pas parfois préférable de ne pas les connaître ?

Discussion

Regardez l'extrait sélectionné du film Marguerite (voir diapositive suivante : cliquer sur l'image).

  • Pensez-vous qu'il serait préférable que Marguerite connaisse la vérité sur sa voix ?

photogramme du film Marguerite

« À Paris, dans les années 1920. Marguerite est une aristocrate […] passionnée de musique. Persuadée de son talent, elle a plaisir à chanter devant ses amis à son domicile, mais elle chante excessivement faux, et ni ses amis ni son mari n'osent lui dire la vérité. Un jour, elle décide de chanter à l'opéra devant un vrai public, elle engage donc comme professeur de chant Atos Pezzini, un chanteur d'opéra sur le retour. » (source)

Il y a certainement des situations où la vérité ne semble pas désirable. Cependant, on peut néanmoins remarquer que :

  1. La vérité est une condition du succès de nos actions : la recherche de la vérité nous conduit à des connaissances utiles, d'un point de vue pratique, pour agir de manière efficace.
  2. La vérité est une norme pour la réflexion : la recherche de la vérité exige de nous l'exercice de vertus intellectuelles (la précision, la rigueur, le courage intellectuel, …) et nous libère de l'emprise de certains biais et vices intellectuels.
  3. La vérité est une exigence morale et éthique : il n'est pas légitime de prendre une décision qui pourrait avoir des conséquences importantes sur les autres ou sur soi-même sur la base d'informations fausses.

Les présupposés de la question « Comment pouvons-nous parvenir à la vérité ? » semblent en définitive légitimes :

  1. Il n'y a pas de sens à dire de manière générale qu'il n'y a pas de vérité.
  2. La vérité n'est pas inaccessible : on peut progresser vers la connaissance de la vérité en cherchant à éliminer les doutes raisonnables.
  3. La vérité est désirable, hormis certains cas particuliers (les vérités sans intérêt, les vérités douloureuses dans certaines situations).