Nous pouvons tout d'abord examiner la question de manière générale.
Cette question repose sur trois présupposés que nous devons interroger :
D'après le relativisme de la
vérité, ce n'est pas légitime de
présupposer que la vérité existe
Le relativisme de la vérité est la thèse selon laquelle la vérité n'existe pas : il n'y aurait pas de vérité absolue, mais seulement une vérité relative à chaque individu (« à chacun sa vérité »).
Nous avons déjà rencontré des formes spécifiques de relativisme :
Le relativisme moral | Les jugements sur le bien et le mal sont relatifs : il n'y a pas de vérité morale absolue |
|
Le relativisme esthétique | Les jugements de valeur sur les œuvres d'art sont relatifs : il n'y a pas de vérité absolue en matière de goûts esthétiques |
Nous ne reviendrons pas ici sur les problèmes spécifiques que posent ces formes particulières de relativisme (cf. le cours sur la philosophie morale, et le cours sur l'art).
Ce qui nous intéresse ici, c'est l'examen du relativisme de la vérité, qui est un relativisme général.
Le relativisme de la vérité prétend souvent être le meilleur moyen de défendre plusieurs vertus :
L'humilité intellectuelle | Être relativiste, c'est éviter de prétendre qu'on a raison et que les autres ont tort |
La tolérance | Être relativiste, c'est accepter que des personnes aient des croyances différentes |
La non-domination | Être relativiste, c'est ne pas chercher à dominer les autres en prétendant justifier un pouvoir sur les autres par la vérité de notre discours |
L'ouverture aux autres | Être relativiste, c'est accepter de discuter avec les autres pour partager des points de vue différents |
Cet argument ne constitue pas une bonne défense du relativisme de la vérité :
« Le relativisme […] garantirait, dit-on, le droit des dominés et des minorités à défendre leur propre vision du monde. Et, certes, il peut arriver qu’il leur offre temporairement une protection efficace. Mais, fondamentalement, il est contradictoire avec tout projet d’émancipation, car il dépossède les dominés des armes de la critique […]. Les dominés, en effet, ne peuvent espérer s’émanciper et retourner le rapport de force en leur faveur s’ils n’ont pas la possibilité de l’emporter sur les dominants dans l’espace des raisons : celui de la connaissance du monde et de la société où la seule force est celle des analyses et des arguments. C’est ce qu’avaient compris les Lumières en nouant l’alliance de la connaissance et de la liberté. En détruisant l’espace des raisons, le relativisme dénoue cette alliance et enferme les plus faibles dans le seul espace des rapports de force où ils seront, par définition, toujours les vaincus. »
Jean-Jacques Rosat, Préface à La peur du savoir de Paul Boghossian, éd. Agone, p. XXV
Cet argument est plus complexe : vous pouvez essayer de le comprendre,
mais c'est facultatif
Si on dit que “chacun a sa vérité”, cela revient au fond à dire que “chacun a son opinion” : on fait comme si la vérité et l'opinion étaient des notions équivalentes. On refuse alors de distinguer les opinions vraies et les opinions fausses, ce qui semble illégitime au moins pour certains cas : dire que “2+2=5”, ou affirmer qu'il pleut alors qu'il ne pleut pas, tout cela constitue manifestement des opinions fausses.
De plus, quand on exprime son opinion, on exprime un engagement envers la vérité de ce qu'on affirme. Cela n'aurait pas de sens de dire : “Je pense qu'il pleut, mais ce n'est pas vrai qu'il pleut”.
Si on affirme que la vérité n'existe pas, cela signifie qu'on affirme que c'est vrai que la vérité n'existe pas. On présuppose donc qu'il y a au moins une vérité (que la vérité n'existe pas). Par conséquent : on se contredit. On affirme à la fois qu'il n'y a pas de vérité et qu'il y en a une.
Autre manière de formuler cet argument : défendre le relativisme, c'est affirmer la vérité du relativisme, mais le relativisme affirme qu'il n'y a pas de vérité, donc que le relativisme n'est pas une thèse vraie …
Le relativisme de la vérité est auto-réfutant : il se réfute lui-même.
D'après le scepticisme, ce n'est
pas légitime de présupposer
que la vérité est accessible.
Le scepticisme se distingue du relativisme de la vérité : il ne rejette pas l'existence de la vérité, mais seulement la possibilité de la connaître.
Introduction à cet argument : cf. l'extrait vidéo de la diapositive suivante
John Carpenter, Dark Star (1974)
(Cliquer sur l'image pour voir la vidéo)
L'argument sceptique de la certitude impossible peut se fonder sur plusieurs idées :
D'après le sceptique, si je peux imaginer la possibilité que ce soit faux, alors je dois douter de la vérité de mon affirmation et ma croyance n'est pas une connaissance.
L'argument sceptique de la certitude impossible repose ainsi sur l'idée qu'il ne peut pas y avoir de connaissance sans une certitude absolue, qui doit pouvoir résister à un doute radical.
Le doute radical consiste à douter de la vérité d'une affirmation, dès qu'il y a la moindre possibilité d'imaginer que ce soit faux, et ce, même si on ne croit pas à la vérité du scénario que l'on imagine.
D'un point de vue philosophique, il est intéressant de se demander s'il y a des croyances qui résistent au doute radical.
Ce que nous appelons d'ordinaire une connaissance ne semble pas reposer sur la certitude absolue et la capacité de rejeter le doute radical. Une connaissance semble plutôt être une affirmation pour laquelle il n'y a pas de doute raisonnable possible.
Il faut en effet distinguer le doute radical et le doute raisonnable.
Dans un contexte ordinaire, il serait déraisonnable d'adopter la démarche du doute radical : le doute n'a de sens que s'il est lui-même justifié, c'est-à-dire fondé sur de bonnes raisons.
Par exemple, Pierre Vidal-Naquet, dans Les assassins de la mémoire montre bien ce qu'il y de déraisonnable, et de scandaleux, dans le doute des révisionnistes qui affirment qu'on peut douter de l'existence des chambres à gaz.
« On peut en effet résumer ainsi les principes de la méthode révisionniste :
1. Tout témoignage direct apporté par un Juif est un mensonge ou une fabulation.
2. Tout témoignage, tout document antérieur à la libération est un faux ou est ignoré ou est traité de “rumeur” […]
3. Tout document, en général, qui nous renseigne de première main sur les méthodes des nazis est un faux ou un document trafiqué. […]
6. Tout un arsenal pseudo-technique [je maintiens cet adjectif] est mobilisé pour montrer l'impossibilité matérielle du gazage massif. […]
8. Enfin et surtout tout ce qui peut rendre concevable, croyable, cette épouvantable histoire, marquer l'évolution, fournir des termes de comparaison politique, est ignoré ou falsifié. »
Prétendre que nous pouvons parvenir à une connaissance de certaines vérités, quand il n'y a pas de doute raisonnable possible, semble légitime.
Cependant, cela suppose que certaines affirmations reposent sur de bonnes justifications, qui résistent au doute raisonnable.
Cet argument est plus complexe : vous pouvez essayer de le comprendre,
mais c'est facultatif
Toute recherche d'un fondement qui justifierait nos affirmations est confrontée à un trilemme (c'est comme un dilemme, mais avec trois possibilités au lieu de deux) :
On nomme souvent ce trilemme, trilemme d'Agrippa. Agrippa est un philosophe sceptique (Ier siècle) qui aurait été le premier a dégagé 5 “modes du scepticisme”, c'est-à-dire 5 raisons d'être sceptique. Parmi ces raisons, on peut dégager ces trois idées qui correspondent au trilemme :
Il y a trois réponses envisageables, que nous allons simplement évoquer ici :
L'infinitisme est une thèse peu défendue, la discussion contemporaine porte généralement sur le fondationnalisme et le cohérentisme. Le fondationnalisme correspond à l'image de la pyramide qui repose sur une base (des évidences rationnelles ou des évidences sensibles). Le cohérentisme correspond à l'image du radeau, dont la solidité repose sur les cordes qui attachent les morceaux de bois entre eux.
Deux ressources si cette question vous intéresse :
Regardez l'extrait sélectionné du film Marguerite (voir diapositive suivante : cliquer sur l'image).
« À Paris, dans les années 1920. Marguerite est une aristocrate […] passionnée de musique. Persuadée de son talent, elle a plaisir à chanter devant ses amis à son domicile, mais elle chante excessivement faux, et ni ses amis ni son mari n'osent lui dire la vérité. Un jour, elle décide de chanter à l'opéra devant un vrai public, elle engage donc comme professeur de chant Atos Pezzini, un chanteur d'opéra sur le retour. » (source)
Il y a certainement des situations où la vérité ne semble pas désirable. Cependant, on peut néanmoins remarquer que :
Les présupposés de la question « Comment pouvons-nous parvenir à la vérité ? » semblent en définitive légitimes :