Philip Pettit défend une conception de la liberté politique comme non-domination. Voici quatre textes, extraits de son livre Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement (2004) pour mieux comprendre ce que signifie la non-domination.
Il faut distinguer la non-domination et la non-interférence
« La relation du maître et de l’esclave ou du maître et du valet illustre la notion de domination, au sens où je l’entends ici. Une telle relation signifie, à la limite, que le dominant peut arbitrairement interférer dans les choix du dominé : peut interférer, en particulier, sur la base d’un intérêt ou d’une opinion qui n’ont pas à être partagés par la personne qui se trouve affectée. Le dominant peut dès lors exercer cette interférence, selon sa propre volonté et avec impunité : il n’a pas à solliciter d’autorisation et ne sera ni surveillé ni imputable. […]
Qu’il puisse y avoir domination sans interférence et interférence sans domination fait apparaître la différence entre les deux notions. Je peux être sous la domination d’un autre – prenons pour exemple un cas extrême : je peux être l’esclave d’un autre – sans que des interférences fassent obstacle à mes choix. Mon maître peut en effet être d’une bonté telle qu’il choisit de ne pas peser sur mes choix, ou bien encore je peux exercer mon habileté ou mon sens de la flatterie pour toujours parvenir à mes fins. Je subis la domination de mon maître, mais je bénéficie d’une situation de non-interférence dans la mesure où ce maître n’exerce pas le pouvoir d’interférence qu’il a sur moi.
De même qu’il m’est possible de subir une domination sans interférence, je peux endurer une interférence sans être dominé, c’est-à-dire qu’il peut y avoir interférence sans que je sois l’esclave ou le sujet de quiconque. Supposons qu’une autre personne ou un agent puisse interférer dans mes choix, pour autant que cette interférence serve mes intérêts et soit conforme aux opinions qui sont les miennes. Supposons que cette personne soit apte à altérer mes choix lorsque l’action qu’elle se propose d’entreprendre remplit les conditions énoncées et supposons encore que, dans la mesure où ce ne serait pas le cas, elle puisse être bloquée dans son action ou encourir une peine dissuasive pour l’avoir entreprise. Une tierce partie peut exercer un contrôle sur les agissements de cette personne ou je peux être moi-même en position de le faire. Dans un tel cas de figure, on ne peut concevoir l’interférence comme l’exercice d’une domination ; il y a interférence, mais celle-ci n’est pas arbitraire. […]
Quand une personne se trouve dans une situation de non-domination, cela veut dire qu’elle n’a pas à souffrir d’interférences arbitraires dans ses actions, c’est-à-dire que les autres personnes ne sont pas en mesure d’influer de la sorte sur ses actions. La contrainte dont elle est exempte ne renvoie pas à n’importe quelle type d’interférence, mais seulement à l’interférence arbitraire. » (p.41-46)
La non-domination ne repose pas sur le consentement, mais sur la contestabilité
« Un agent en domine un autre si, et seulement si, il dispose d’un certain pouvoir sur celui-ci, en particulier le pouvoir d’interférer arbitrairement dans ses actions. Il le tient sous son emprise, et cette emprise est arbitraire. […] [P]our assurer le caractère non arbitraire de l’exercice d’un pouvoir quelconque, ce qui est requis ce n’est pas le consentement effectif, mais la possibilité permanente de le contester. L’État n’interférera pas de manière arbitraire, au sens où nous l’avons défini, pour autant que cette interférence sera déterminée par ces intérêts et idées que partagent ceux qui se trouvent affectés par son action. Cela ne signifie pas que les individus doivent avoir activement consenti aux dispositions en vertu desquelles agit l’État, mais qu’ils doivent disposer, quelle que soit leur position dans la société, de la possibilité de contester les présupposés quant au fait de partager ces intérêts et ces idées, et – si cette contestation est reçue – d’altérer le sens de l’action de l’État. Si une telle contestabilité n’est pas assurée, l’État peut aisément constituer une force de domination pour les membres de certains groupes ethniques, culturels ou sexuels marginalisés. » (p.77-90)
Deux stratégies pour éliminer la domination
« Comment pourrions-nous donner, à une personne qui encourt le risque de subir une situation de domination, les moyens de s’en libérer ? Quelles dispositions sociales pourraient contribuer à servir la cause de la non-domination ? Nous pouvons concevoir deux approches générales de ces questions. La première correspond à ce que nous pourrions appeler la stratégie de la réciprocité des pouvoirs, tandis que la seconde désigne une stratégie par disposition constitutionnelle.
La stratégie de la réciprocité des pouvoirs vise à égaliser les ressources dont disposent le dominant et le dominé, de sorte idéalement, qu’une personne antérieurement dominée puisse parvenir à se défendre elle-même de toutes interférences engagées par le dominant. Si chacun peut efficacement se protéger lui-même de toute interférence, alors personne n’aura à subir la domination que pourrait lui infliger un autre. […]
La stratégie par disposition constitutionnelle vise l’élimination de la domination, non pas en dotant les parties dominées des moyens de se protéger de toute interférence arbitraire ou de dissuader les individus susceptibles d’exercer des interférences, mais plutôt par l’établissement, dans cette situation, d’une autorité constitutionnelle – un corps de personnes élues par exemple. L’autorité retirera aux parties en présence le pouvoir d’interférer arbitrairement, ainsi que celui de sanctionner ce type d’interférence. » (p. 95-96)
La non-domination au fondement du statut de personne à titre légal et social
« Pour jouir d’une situation de non-domination, il faut que je sois dans une position telle que personne n’a de pouvoir d’interférence arbitraire sur moi, en raison d’un pouvoir dont je dispose. Pour ne pas subir de domination, il faut non seulement ne pas être soumis à des interférences arbitraires, mais il faut encore disposer d’une forme garantie et résiliente de non-interférence. […] [L]e fait de jouir d’une situation de non-domination vis-à-vis d’un autre agent implique la capacité dont vous disposez de faire face à l’autre […] confiant dans la connaissance partagée que vous avez que ce n’est pas parce qu’il y consent que vous êtes, de manière candide, en mesure de poursuivre, hors de toute interférence arbitraire, les objectifs qui sont les vôtres. Vous poursuivez ces choix, sur la base d’un droit qui est publiquement reconnu. Vous n’avez à vivre ni dans la crainte de l’autre, ni soumis à la nécessité de faire preuve à son égard de déference. L’absence de domination dont vous jouissez vis-à-vis des autres, vous ne la devez pas à une faveur qu’ils vous font. Vous n’êtes pas, en d’autres termes, à leur merci. Vous êtes quelqu’un et non pas rien, lorsque vous avez affaire à eux. Vous êtes, autrement dit, une personne à titre légal et social. » (p.98-100)
Pour approfondir
- Page personnelle de Philip Pettit
- Un passage sur la liberté comme non-domination dans l’article de l’Encyclopédie Stanford sur le Républicanisme
- Une présentation de la liberté comme non-domination par Sophie Heine
- Une vidéo sur la liberté comme non-domination sur la chaîne Politikon
- Philip Pettit. Le républicanisme : un livre de Jean-Fabien Spitz. Le chapitre 2 porte plus spécifiquement sur la liberté comme non-domination.